Rue du Vieux Pont

© photo Vincent Midolo



Dimanche 5 janvier 2025, Max est mort ce matin. De ma fenêtre j’ai vu arriver les pompiers, la lumière bleue du gyrophare, j’ai entendu les allers et venues dans l’escalier, tout un ramdam, des pleurs, des gémissements. Et puis le silence quand la porte s’est refermée. Je suis à la fenêtre, j’ai le regard fixé sur la grue immobile. 

Depuis quarante ans, j’habite le même petit logement situé deux étages au-dessus du local de la CGT, rue du Vieux Pont à Thironville. Ici on dit plutôt T1, ce qui signifie que la cuisine, la salle d’eau, le lit, tout se situe dans un périmètre rapproché, 19 mètre carrés au total, aucune place perdue. Quand j’ai emménagé, je trouvais que T1 ça sonnait riche. Aujourd’hui, je trouve que ça sonne étriqué, je préfère dire studio. A l’époque, tout était neuf, avec des odeurs de peinture qui donnaient un peu mal à la tête, alors j’ouvrais la fenêtre en grand pour laisser entrer l’air du dehors. J’aimais regarder les panaches de fumée qui montaient des cheminées de l’usine. Je trouvais ça beau les usines, aujourd’hui je regarde la grue sur le chantier de l’éco-quartier. Personne n’y travaille aujourd’hui puisque c’est dimanche. Tout à l’heure, il y a encore eu du bruit dans l’escalier, des sons lourds, un peu désordonnés. En bas il y avait une grande voiture noire. J’ai compris qu’on emportait le corps de Max. Je ne lui ai même pas dit au revoir.

Sur le même palier, la porte en face, il y a un T3. Un living room et deux chambres, une pour les parents, une pour les enfants. C’est là que vivait Max avec sa famille. Lui et moi, on s’était rencontré dans l’escalier, c’était toujours lui qui descendait les poubelles. Et puis un jour il avait sonné à ma porte, sa femme était partie voir sa mère. C’est comme ça que tout avait commencé. Il n’avait qu’à traverser le palier. Il débarquait à l’improviste quand sa femme était aux courses, au parc avec les enfants, chez le coiffeur ou Dieu sait où ? J’entendais le claquement de ses talons quand elle descendait les marches de l’escalier, j’entrouvrais ma porte, Max n’avait plus qu’à entrer. Parfois il m’arrivait de pleurer, de chouiner comme il disait, alors entre deux caresses il me chuchotait : - je préfère de loin être près de toi. J'ai rêvé du jour où ce T3 serait chez nous, j’avais imaginé nos prénoms sur la même sonnette, Max et Thérèse, ça me plaisait, je les avais même écrits sur un bout de carton.
De chez moi, j'entendais la vie de Max, les enfants qui couraient, je les ai vus grandir. J’entendais leurs rires, des cris aussi quelquefois. Ça remuait, ça bougeait, chez moi tout était si calme. Au fil des ans, la vie de Max était devenue un peu la mienne.
Tout à l’heure, je vais sonner en face. Sur la sonnette c’est marqué Max et Michèle. C’est sans doute un des enfants qui m’ouvrira, ils sont adultes maintenant. Je ne sais pas s’ils me reconnaîtront, Max a toujours voulu que je reste discrète. Je demanderai à parler à Michèle. On ne se connaît pas mais il faut bien que je lui présente mes condoléances.


Fabienne Boidot-Forget
5 janvier 2025
Texte écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture d'Alexandra Koszelyk
D'après la photo de Vincent Midolo

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