Face au vent




Nous marchions sur la digue quand je m’arrêtai pour regarder une silhouette sur la plage. Un gamin. Que diable fabriquait-il à cette heure ? Le vent forçait, comme toujours lorsque la marée monte. De là où j’étais, j’embrassais toute la côte. Rien n’avait changé ou si peu. La couleur des volets ici, le muret là-bas. Mes parents avaient acheté la maison du bout de la plage, nous y étions venus plusieurs étés. La route était longue et nous arrivions souvent en fin de journée, je me ruais hors de la voiture. A marée basse, la plage se déroulait à l’infini. D’un coup de pied, j’envoyais voler mes chaussures dans l’air déjà sombre. Et je courais, je courais jusqu’à cette ligne d’horizon où le soleil mourait peu à peu.
Aujourd’hui tout me semblait étrange : ce ciel intense, que nous ayons possédé cette maison, les colombages de sa façade, que je me sois penchée par ces fenêtres grandes ouvertes sur la Manche. A l’intérieur, le froid vous saisissait, une vraie glaciaire disait ma mère. Les parquets craquaient, des souvenirs de l’été précédent subsistaient partout, des grains de sable entre les lattes du plancher, des coquillages ébréchés sur le bord de la cheminée, des algues sèches dans une coupelle. Et ce parfum de sel, d’humidité poussiéreuse, de volets fermés.
J’étais toujours debout avant que le monde ne se réveille, je poussais la porte-fenêtre du salon et je prenais mon poste de vigie. C’est sur la terrasse en bois que je devins architecte, la plage, carnet de croquis à taille humaine. Jour après jour, je créais des labyrinthes, immenses, je construisais des barrages où l’eau circulait à mon gré, je régulais les flux, j’ouvrais des écluses, je dressais des digues de sable mouillé. Les autres m’importaient peu, je parlais aux mouettes, aux sternes, aux goélands. J’allais et venais pieds nus, lèvres bleuies, dents claquantes; personne ne cherchait à savoir où j’étais jusqu’au moment où l’on me suppliait d’aller à la douche.
J’avais imaginé que cela durerait toujours, que tous les étés se ressembleraient. Mais l’année de mes 12 ans, mes parents se séparèrent. Un temps, mon père pensa garder la maison, il finit par la vendre. Après je ne sus plus quoi faire de ces souvenirs, ils étaient devenus embarrassants. Je m'inventai un amour des mers chaudes, de lumières méditerranéennes sur des façades ocres, des ciels d'azur sans nuages. 
Le gamin de la plage se tenait droit, immobile, le vent s’engouffrait par rafale dans ses cheveux, son blouson gonflait comme s’il allait s’envoler. L’eau commençait sa remontée, effaçant peu à peu son ombre sur le sable. Alors je me demandai s’il existait vraiment.


Fabienne Boidot-Forget
2 mars 2025
Texte écrit dans le cadre
de l'atelier d'écriture d'Alexandra Koszelyk


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Vocabulaire

La chaise vide

Le gardien des mots