Le gardien des mots

 

© photo Vincent Midolo

Comme tous les lundis, le chat d’Aurore Carabas se tenait sur le pilier du portail de l’entrée. A chaque fois qu’il passait devant, Amédée Grivert ne se sentait pas fier. Un raminagrobis noir au plastron d’hermine, les griffes affutées, des yeux verts jaunes fendus d’un trait d’encre de chine. Le vieil homme avait toujours pensé qu’il pouvait être doté de parole, cela ne l’aurait pas étonné. Un chat de conte, la voix mielleuse, pas forcément sympathique. Dans le quartier, les mauvaises langues disaient que lorsque le chat d’Aurore Carabas était de sortie, sa maîtresse avait d’autres occupations. 

Amédée Grivert se souvenait parfaitement de ce jour où elle avait poussé la porte de la librairie. Il avait extrait sa tête du rayon littérature italienne, elle se tenait hésitante sur le seuil. - Que puis-je pour vous? -  C’est que… Les mots semblaient bloqués dans sa gorge.  - Tous ces livres… Aurore Carabas avait une voix douce, un peu grave, tremblante entre les silences. Il s’était avancé vers elle. Elle respirait doucement. - Je peux vous aider ?  Elle l’avait fixé avant d’inspirer un grand coup. - Bonjour Monsieur Grivert, j’ai un service à vous demander. Lorsqu’elle avait prononcé ces mots, elle ressemblait plus à une jeune fille timide qu’à la femme fatale qui faisait jaser le voisinage. - Voilà, j’ai pensé qu’avec tous ces livres autour de vous, vous pourriez m’apprendre à lire. C’était comme si elle avait soufflé chacun des mots pour qu’ils forment cette phrase.  

Le lundi d’après, Amédée Grivert s’était rendu à son domicile et lorsqu’Aurore Carabas lui avait ouvert la porte, le chat s’était faufilé dehors. Il avait sauté sur le pilier du portail de l’entrée. Oui, c’était exactement ainsi que tout avait commencé entre eux.



Fabienne Boidot-Forget

29 décembre 2024

Texte écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture 

d'Alexandra Koszelyk

D'après la photo de Vincent Midolo


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